Comment un pouvoir adjudicateur peut-il résilier un marché public en cours d’exécution?
Un marché de services d’auteur de projet a été attribué par une commune à un cabinet d’architectes. Toutefois, en cours d’exécution, le pouvoir adjudicateur souhaite résilier le marché. La résiliation est devenue nécessaire en raison d’un changement radical des besoins du pouvoir adjudicateur. Aucune faute ne peut être invoquée l’encontre de l’adjudicataire. Quelle base légale peut être invoquée à l’appui d’une résiliation unilatérale ? Quels montants peuvent être réclamés par l’adjudicataire, le cas échéant ?
Les incidents en cours d’exécution du marché sont traités par l’arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics. Toutefois, ce dernier appréhende la résiliation du marché par le pouvoir adjudicateur uniquement dans les hypothèses suivantes :
- Article 47, paragraphe 1° RGE : en termes de mesure d’office dans le cas d’un défaut d’exécution de l’opérateur économique. Dans ce cas, la totalité du cautionnement, ou à défaut de constitution un montant équivalent, est acquise de plein droit à l'adjudicateur à titre de dommages et intérêts forfaitaires.
- Article 61 RGE : en cas de décès de l’opérateur économique ;
- Article 62 RGE : cas limitativement énumérés (par exemple : survenance d’une cause d’exclusion, faillite, liquidation, cessation d’activité…).
- Article 62/1 RGE : en cas de modification importante du marché qui aurait dû faire l’objet d’une nouvelle procédure de passation, et dans le cas d’une infraction importante aux obligations découlant des Traités européens, de la loi et de ses arrêtés d'exécution.
En cas de résiliation sur base des articles 61 à 62/1, le marché est liquidé en l'état où il se trouve sur la base des prestations effectuées à la date de la résiliation.
L’on constate donc qu’en dehors des cas énumérés aux articles 61 à 62/1 RGE, l’hypothèse d’une résiliation sans faute n’est pas organisée par la règlementation relative aux marchés publics.
C’est vers l’article 1794 du Code civil qu’il convient alors de se tourner. Les dispositions du Code civil trouvent en effet à s’appliquer lorsque la règlementation spécifique aux marchés publics n’a pas entendu y déroger[1].
L’article 1794 du Code civil prévoit que « le maître peut résilier, par sa seule volonté, le marché à forfait, quoique l'ouvrage soit déjà commencé, en dédommageant l'entrepreneur de toutes ses dépenses, de tous ses travaux, et de tout ce qu'il aurait pu gagner dans cette entreprise ».
Comme le laissent supposer les termes de cette disposition, le régime prévu à l’article 1794 du Code civil s’applique aux marchés de travaux, mais également aux marchés de services. En effet, la Cour de cassation indique, en son arrêt 4 septembre 1980[2], que cette disposition est, par la généralité de ses termes, applicable à tout ouvrage quelconque, matériel ou intellectuel, pourvu qu’il s’agisse de l’entreprise d’un travail à forfait déterminé par son objet ou par un terme exprès. Seuls les marchés de fournitures sont donc exclus de l’application de cette disposition.
Une résiliation unilatérale décidée par le pouvoir adjudicateur est donc possible sur la base de cette disposition. Elle impliquera que le pouvoir adjudicateur dédommage l’opérateur économique pour :
- tous les travaux/services déjà réalisés ;
- toutes les dépenses éventuellement engagées (ex : prix des matériaux déjà commandés par l’entrepreneur pour effectuer les travaux) ;
- la perte du bénéfice escompté.
Bien entendu, le cautionnement devra être libéré.
Concernant la perte du bénéfice escompté, elle doit être évaluée au cas par cas, en fonction des circonstances spécifiques à chaque marché. En jurisprudence, dans le cas d’un contrat d’architecture, cette perte du bénéfice escompté a déjà pu être évaluée de manière équitable à 25 % du montant des honoraires[3]. Ces montants font l’objet d’une négociation entre pouvoir adjudicateur et adjudicataire afin d’être actés au moyen d’une transaction[4].
Nous attirons votre attention sur le fait que la résiliation unilatérale ne doit pas être confondue avec l’hypothèse appréhendée à article 151, paragraphe 5 RGE. Cette disposition prévoit que lorsque les quantités à prester sont fixes ou comportent des minima et que les modifications ordonnées par le pouvoir adjudicateur donnent lieu à un ou plusieurs décomptes dont l'ensemble détermine une diminution des quantités fixes ou des minima, le prestataire de services a droit à une indemnité forfaitaire égale à 10 % de cette diminution, quel que soit le montant final du marché. L’article 151, paragraphe 5 RGE vise le cas d’une modification unilatérale du marché (une partie au moins de celui-ci « survit »). Cette disposition n’est pas applicable au cas de la résiliation « totale » du marché[5].
Les documents du marché peuvent modaliser l’application de la résiliation unilatérale, l’article 1794 du Code civil étant supplétif de volonté[6]. Les documents peuvent dès lors comporter une clause de résiliation unilatérale qui prévoirait une indemnisation forfaitaire claire ou au contraire, qui exclurait toute indemnisation (dans ce dernier cas, toutefois, le risque existe d’« effrayer » de potentiels soumissionnaires…).
Il convient, enfin, d’aborder le cas spécifique des marchés à tranches fermes et conditionnelles. L’article 57, alinéa 1er de la loi du 17 juin 2016 prévoit que le pouvoir adjudicateur peut recourir à un marché fractionné en une ou plusieurs tranches fermes et une ou plusieurs tranches conditionnelles. L'exécution de chaque tranche conditionnelle est subordonnée à une décision du pouvoir adjudicateur portée à la connaissance de l'adjudicataire selon les modalités prévues dans les documents du marché initial. Dès lors, la non-exécution des tranches conditionnelles ne constitue pas un cas de résiliation du marché. Pour que l’exécution du marché prenne fin, il suffit de ne pas mettre en œuvre les tranches conditionnelles restantes. La règlementation ne prévoit, par ailleurs, pas d’indemnisation de l’opérateur économique lorsque les tranches conditionnelles ne sont pas réalisées. Les documents du marché peuvent toutefois prévoir une telle indemnisation via une clause dans les documents du marché, pourvu qu’elle soit claire, précise et univoque.
[1] D. RENDERS, Droit administratif général, 3ème éd., Larcier, 2019, p. 514.
[2] Cass., 4.9.1980, Pas., 1981, I, p.p. 7-14.
[3] P. THIEL, Mémento des marchés publics 2018, T. I, Wolters Kluwer, Waterloo, 2017, p. 1018, citant en note de bas de page Civ. Mons, 15.10.2008, Inéd.
[4] Voy. art. 2044 C. civ.
[5] A. DELVAUX et al., Commentaire pratique de la réglementation des marchés publics, T. II, p.p. 757-758, citant en note de bas de page Cass., 24.3.1988, 1ère Ch., Pas., 1988, I, p. 900.
[6] P. WERY, Droit des obligations, Vol. 1, Larcier, 2010, p. 822.
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