Qui est compétent pour remettre offre au nom d’une société et quelle est la personne physique qui peut, concrètement, signer l’offre ?
A l’occasion de la publication de notre précédente question-réponse sur cette thématique (« L’administrateur délégué à la gestion journalière est-il automatiquement compétent pour remettre une offre au nom de sa société ? », 20 octobre 2021, désormais hors ligne), nous relevions que, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat antérieure à l’entrée en vigueur du Code des sociétés et des associations (CSA), fondée sur la définition de la gestion journalière d’une société amenée par la Cour de cassation :
- la gestion journalière, pour laquelle un administrateur peut recevoir délégation, ne comprend pas automatiquement la compétence de remettre offre à tout marché public auquel la société voudrait soumissionner ;
- lorsqu’une offre est signée par un administrateur délégué à la gestion journalière, le pouvoir adjudicateur ne doit pas systématiquement vérifier, pour ce soumissionnaire, compte tenu de l'objet du marché et de son ampleur, si le dépôt d'une telle offre est, dans son chef, un acte de gestion journalière ;
- certes, le pouvoir adjudicateur peut, lorsqu’une offre est signée par l’administrateur délégué, sans mandat spécial à l’appui, interroger le soumissionnaire à cet égard ; néanmoins, selon les circonstances, lorsque le montant du marché est particulièrement élevé par exemple, on ne pourra pas reprocher au pouvoir adjudicateur de ne pas s’être posé la question de savoir si le marché pouvait relever de la gestion journalière de la société soumissionnaire (ni de ne pas avoir, le cas échéant, interrogé celle-ci) et d’avoir d’emblée considéré que l’offre signée par l’administrateur délégué était irrégulière.
Nous devions aussi constater que le CSA, tout en assouplissant quelque peu la définition de la gestion journalière, n’a pas changé fondamentalement cette conclusion. L’exposé des motifs du projet de loi ayant introduit le CSA précise : « Contrairement à la jurisprudence récente de la Cour de cassation (26 février 2009), les critères d’“intérêt mineur” et d’“urgence” ne doivent pas être appliqués cumulativement. L’acte ou la décision relève de la gestion journalière dès lors qu’un des trois critères mentionnés est rempli. Aucune distinction n’est opérée selon la nature de l’acte ou de la décision. Ainsi, la décision de soumissionner à un marché public ou d’intenter une procédure d’annulation devant la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État peuvent relever de la gestion journalière. » (Nous soulignons.)
Par un récent arrêt n° 255.896 du 23 février 2023[1], fondé cette fois sur le CSA, le Conseil d’Etat relève d’abord que « le Code des sociétés et des associations distingue, notamment pour la société à responsabilité limitée et la société anonyme, le pouvoir de gestion et le pouvoir de représentation. Suivant les dispositions de ce Code, l’organe qui a le pouvoir de gestion dispose, en règle, du pouvoir de représentation dans les mêmes limites. Les statuts peuvent cependant prévoir que la société est représentée par un ou plusieurs administrateurs agissant seuls ou conjointement, cette clause de représentation étant opposable aux tiers aux conditions fixées à l’article 2:18 (articles 5:73, § 2, et 7:93, § 2, du Code). Dans cette hypothèse, le ou les administrateurs concernés sont habilités à engager la société vis-à-vis des tiers pour tous les actes adoptés par l’organe de gestion de la société. Lorsque le représentant met en œuvre une décision prise par l’organe de gestion en contractant avec des tiers, il ne doit pas apporter la preuve de l’existence de cette décision ; il lui suffit de se prévaloir du pouvoir de représentation qui lui a été conféré statutairement. Dès lors qu’il agit de manière conforme aux statuts, celui qui dispose du pouvoir de représentation est compétent pour engager cette société vis-à-vis des tiers. Les articles 5:74 et 7:94 du Code confirment que ‘’la société est liée par les actes accomplis’’ par l'organe d'administration ou de gestion, par les administrateurs et par les délégués à la gestion journalière qui, conformément aux articles 5:73, § 2, et 7:93, § 2, ‘’ont le pouvoir de la représenter même si ces actes excèdent son objet [social], [sauf si] la société prouve que le tiers en avait connaissance ou qu'il ne pouvait l'ignorer, compte tenu des circonstances, sans que la seule publication des statuts suffise à constituer cette preuve’’ ».
Le Conseil d’Etat en conclut : « Si l’acte en question consiste dans l’introduction d’une offre dans le cadre d’un marché public, celui qui dispose du pouvoir de représentation conformément aux articles 5:73, § 2, et 7:93, § 2, du Code est compétent pour engager la société vis-à-vis du pouvoir adjudicateur. Il a donc le pouvoir de signer l’offre déposée et de conclure le marché public au nom et pour le compte de la société soumissionnaire qu’il engage. » (Nous soulignons.)
Pratiquement, qu’en était-il en l’espèce ? Pour la petite histoire, l’offre écartée par le pouvoir adjudicateur avait été remise par une société simple sans personnalité juridique (au sens du CSA), soit un groupement d’opérateurs économiques (au sens de la réglementation des marchés publics), dont l’offre devait donc être signée par chaque participant[2]. Le Conseil d’Etat devait ainsi examiner la capacité du signataire – dans ce cas-ci le même pour les deux sociétés participant au groupement ! – à engager chacun des participants.
Pour le premier d’entre eux, les statuts de la SRL prévoyaient : « S’il n’y a qu’un seul administrateur, la totalité des pouvoirs d’administration lui est attribuée, avec la faculté de déléguer partie de ceux-ci. L’administrateur unique représente valablement la société vis-à-vis des tiers et en justice […] ». Comme le relève le Conseil d’Etat, cette disposition fait application de l’article 5:73 du CSA, relatif aux pouvoirs et au fonctionnement de l’organe de gestion de la société à responsabilité limitée, qui prévoit que « chaque administrateur a le pouvoir d’accomplir tous les actes nécessaires ou utiles à la gestion de l’objet de la société, à l’exception de ceux que la loi réserve à l’assemblée générale », que « chaque administrateur ou, en cas d’organe d’administration collégial, l’organe d’administration représente la société à l’égard des tiers, en ce compris la représentation en justice », mais que « les statuts peuvent prévoir que la société est représentée par un ou plusieurs administrateurs, agissant seuls ou conjointement […] ».
Le Conseil d’Etat a ainsi pu conclure que l’unique administrateur de la SRL, dont la désignation ressortait des actes publiés au Moniteur belge et produits par elle, avait bien le pouvoir d’engager la société par la remise d’une offre pour le marché litigieux. En l’occurrence, c’est une autre SRL qui était l’administratrice unique de la SRL participant au groupement d’opérateurs économiques soumissionnaire. Conformément à l’article 2:55 du CSA, « lorsqu'une personne morale assume un mandat de membre d'un organe d'administration ou de délégué à la gestion journalière, elle désigne une personne physique comme représentant permanent chargé de l'exécution de ce mandat au nom et pour le compte de cette personne morale […] ». Dans ce cas-ci, les mêmes actes publiés au Moniteur belge procédaient à la désignation d’un représentant permanent.
En conséquence, « les motifs de [la décision d’attribution] – qui se limitent à indiquer que « [le] texte [des statuts] ne suffit pas » au motif que « représenter valablement ne veut pas forcément dire qu’elle peut signer et donc engager la société » et que « par ailleurs, vis-à-vis des tiers et en justice…cela n’est pas suffisamment précis » – paraissent prima facie[3] inexacts, compte tenu des éléments qui viennent d’être exposés. » (Nous soulignons.)
S’agissant du second participant au groupement d’opérateurs économiques soumissionnaire, les statuts de la SA prévoyaient : « Dans tous les actes judiciaires et extrajudiciaires, la société est représentée par un administrateur délégué. La société est en outre valablement liée par des mandataires spéciaux agissant dans les limites de leur mandat spécial ». Comme le relève le Conseil d’Etat, cette disposition fait application de l’article 7:93 du CSA, relatif aux pouvoirs et au fonctionnement du conseil d’administration de la société anonyme à administration moniste, qui prévoit que « le conseil d’administration a le pouvoir d’accomplir tous les actes nécessaires ou utiles à la réalisation de l’objet de la société, à l’exception de ceux que la loi réserve à l’assemblée générale », que « le conseil d'administration représente la société à l'égard des tiers, en ce compris la représentation en justice », mais que « les statuts peuvent prévoir que la société est représentée par un ou plusieurs administrateurs, agissant seuls ou conjointement ».
Pour le Conseil d’Etat, « il se déduit de cette disposition que le pouvoir de représentation externe de la société anonyme appartient au conseil d’administration ou aux administrateurs qui sont statutairement désignés à cette fin, en ce compris, le cas échéant, les administrateurs délégués qui sont membres du conseil d’administration et se voient, en outre, confier la gestion journalière de la société ». (Nous soulignons.)
Or, en l’espèce, figurait en annexe de l’offre une procuration par laquelle P.S., « représentant de la SA […], administrateur délégué de la SA [membre du groupement d’opérateurs économiques soumissionnaire] […] donne […] tous pouvoirs pour signature des documents nécessaires à l’adjudication ouverte [sic !] suivante : Ville […] – Marché de travaux – Réalisation des marquages de sol (entretiens et réparations) CSC n° […] ». Le Conseil d’Etat constate ainsi que « cette procuration fait ici application […] des statuts de la SA […] qui prévoit la possibilité pour la société d’être « liée par des mandataires spéciaux, agissant dans les limites de leur mandat spécial ».
Et de conclure : « Les motifs de l’acte attaqué qui contestent que la signature de l’offre engageant la SA […] à la conclusion du marché public en cause relève de la gestion journalière de cette société apparaissent prima facie inadéquats. En effet, comme il vient d’être exposé, si P.S. donne procuration à A.T. pour signer l’offre litigieuse au nom et pour le compte de la SA [membre du groupement d’opérateurs économiques soumissionnaire] en sa qualité de « représentant permanent » de la SA […], c’est en vertu du pouvoir de représentation qui a été statutairement conféré à [cette dernière] […] en tant qu’administrateur délégué de la SA [participant au groupement d’opérateurs économiques]. Ce pouvoir de représentation qui, suivant l’article 19 des statuts de [cette dernière], peut être exercé par un administrateur délégué agissant seul, couvre « tous les actes judiciaires et extrajudiciaires » et n’est pas limité à la gestion journalière. » (Nous soulignons.)
Qu’en retenir ? L’ancienne jurisprudence du Conseil d’Etat, fondée sur la notion de gestion journalière définie par la Cour de cassation antérieurement à l’entrée en vigueur du CSA, n’a plus lieu d’être. Désormais, comme le Conseil d’Etat, on s’en tiendra à la règle selon laquelle celui qui dispose du pouvoir de représentation conformément aux articles 5:73, § 2, et 7:93, § 2, du CSA, est compétent pour engager la société soumissionnaire à l’égard du pouvoir adjudicateur. D’où l’importance des statuts et, le cas échéant, des mandats spéciaux, au-delà des règles prévues par le CSA.
[1] Merci à Mme Julia Niset, Directrice Achats et Logistique à la Ville de Charleroi, de nous l’avoir communiqué.
[2] A.R. 18.4.2017 rel. à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques, art. 44, § 1er, al. 2.
[3] L’arrêt a été rendu sur une requête en suspension, selon la procédure d’extrême urgence.
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